Découverte à Paris Photo 2010 à la galerie Anne Barrault avec une merveilleuse photographie d’intérieur, quelques mois après elle était primée à Lisbonne. Aujourd’hui elle expose à la fondation Gulbenkian à Paris. 

©MANUELA MARQUES 3_COURTESY GAL. ANNE BARRAULT

Troublantes extases. La photographe d’origine portugaise Manuela Marques offre un univers impressionnant et si merveilleux, un et tellement multiple, infiniment subtil. L’artiste désire livrer des images qui ne donnent surtout pas de réponses. Pour mieux bousculer notre paix dans les brisements.

Faire de la photographie, c’est introduire autre chose dans le monde”. Une enfance nourrie par le cinéma qui lui révèle le merveilleux. Une vie de petite fille qui découpait et déroulait des images dans une boite en se racontant des histoires. Un désir venu de si loin. Des Commencements dirait Henri Michaux. Manuela Marques entre dans la photographie comme on entre en religion. Prise, happée, disponible pour ce médium qui la distancie de ses études de lettres pourtant si prégnantes dans son oeuvre. Et l’entraîne dans une aventure hantée par le doute et l’indéterminé. “Je pense que la photographie est quelque chose de mental. J’interroge la perception du réel. Comment peut-on être vivant, rendre compte de ce que l’on est, de ce que l’on construit, le tout en interaction avec le monde extérieur ? Je ne peux le formuler en une seule forme esthétique”. Travail multiple donc. De strates. De confluences. De brouillage des pistes. Car Manuela Marques n’est pas une photographe comme les autres. Ici ni constat, ni dévoilement. Tout se joue dans la recherche, le questionnement, l’interrogation. Dans sa manière même de travailler. Car elle ne cesse de jongler entre les genres grâce à une formidable construction dans l’improvisation. Et elle décrit ses projets sur des carnets. Elabore une image au préalable. S’inspire d’une photographie ratée. Puise dans sa “banque d’images”. Réalise de nouvelles prises de vues. Et crée ainsi un merveilleux et savant mélange de techniques où l’oeil et l’esprit se complètent. Inlassablement. “Je ne travaille pas sur la nouveauté. Cela n’a aucun sens pour moi. Dans une exposition ce qui est montré est nouveau mais peut avoir déjà plusieurs années. J’aime réaliser une toile qui se tisse entre les images”. Travailler la photographie comme la musique. Se frotter à la polyphonie des oeuvres. Si la confusion désirée existe dans la manière de fabriquer les images, elle existe aussi dans les images elles-mêmes. Pour inventer une mystérieuse mélodie aussi troublante qu’extatique. Entre centre et absence. Si proche du lointain intérieur, Manuela Marques, à force de creuser les apparences, bouleverse et dérange. Désoriente. Car ses harmonies séduisent autant qu’elles égarent. Ses natures mortes et ses corps aux airs familiers font sens sans que nous en connaissions les clefs. Car ce sont justement ces clefs que Manuela Marques jette le plus possible loin du spectateur. Avec ses cadrages décalés, ses jeux de construction et de déconstruction, ces vides et ces pleins qui n’en peuvent plus de se chercher… Et ses couleurs sublimes et sourdes dignes de Pollock pour mieux déterminer un autre monde. Mais quel monde ? Une planète remplie d’énigmes, de sujets aux limites de la dissolution, d’espaces fermés où plus rien ne semble possible, de corps encore plus nus dans leur désarroi. Et toutes ces images pourtant enveloppent, attirent, emportent. Jusqu’à l’émotion la plus pure, le vertige soudain, la beauté inouïe. La noyade. Pour le musée Berardo à Lisbonne, la photographe crée un travail sur des adolescents de Sao Paolo réalisant des spectacles de magie pour survivre. Comme dans toute son oeuvre, le côté social est hors champ. “C’est un travail sur la ville qui n’apprend rien sur la ville” ditelle. Encore des images qui ne donnent pas de réponses. Pour mieux bousculer la Paix dans les brisements (Henri Michaux).(Texte réalisé à partir de l”interview qui suit pour la magazine Edgar 2011)

 
A.K. : Qu’est ce représente pour vous la photographie ?

M.M. : Faire de la photographie, être artiste et avoir un travail artistique, c’est introduire autre chose dans le monde. Pour moi la photographie était peut-être le moyen le plus simple qui était à ma disposition à un certain moment. Ma relation aux images a toujours été très forte. Et quand j’étais plus jeune, j’étais entourée de beaucoup de peintres, de sculpteurs, mais c’est de ce médium que je me suis emparée.

A.K. : Comment travaillez-vous ?

M.M. : Je travaille souvent à partir d’une image qui est déjà là et à partir de laquelle je commence à élaborer un autre travail, ou plutôt à poursuivre le précédent. Par exemple, dans le cas du travail que je prépare actuellement, je suis parti d’une image que je considérai comme ratée. Une image faite il y a 6 ou 7 ans. Je commence seulement à savoir pourquoi je l’ai gardée. Ce travail tourne autour de l’oeuvre d’art, de ce que l’on peut y voir, de la lecture des choses, de la transmission des choses, de la difficulté d’appréhender l’art et de vivre avec. Cette image conservée représentée des livres empilés les uns sur les autres. Et cette photo ratée m’intéresse beaucoup car elle symbolise d’une façon à la fois directe et simple quelque chose comme l’empilement du savoir. Petit à petit, le désir et l’idée d’un nouveau travail s’est élaboré. Les images prennent forme. Elles se dessinent et je les fais exister. J’ai des carnets où je décris plus que je n’écris. Ensuite, il se passe quelque chose dans mon travail qui fait qu’il devient porteur d’ambiguïté en empruntant diverses directions photographiques. Par exemple, je ne m’interdis pas le fait d’introduire des images directes qui sont en prise immédiate avec le réel et de les mêler à d’autres issues de la mise en scène. J’opère une sorte de mélange des genres, ce qui donne un brouillage de pistes que je trouve particulièrement intéressant.

A.K. : Pouvez-vous nous parler de votre dernière exposition en novembredécembre 2010 à la galerie Anne Barrault à Paris ?

M.M. : La dernière exposition chez Anne Barrault est très démonstrative dans le sens de ce que je viens de dire. Il y a ce grand arbre que j’ai photographié à Sao Paulo au Brésil, ce sont des arbres qui se trouvent à certains des carrefours des grandes avenues, des arbres-penderies ou arbres-placards servant à des personnes qui travaillent à ces carrefours, vendant à la sauvette des objets, des jouets, etc. Dans l’utilisation de ce hors champs, il y a toute cette portée sociale dont je ne m’empare pas directement. Il y a en même temps quelque chose de très performatif dans cette image. Je cultive cette ambiguïté entre ce qui est issu de la réalité et des choses que je construis moi-même et je veux que les deux coexistent et se questionnent. C’est ce questionnement qui m’intéresse. En même temps, il y a ce portrait d’homme nu que j’ai totalement mis en scène. Il y a également un bouquet de fleurs de lotus lui aussi mis en scène. C’est une espèce de va-et-vient entre mes constructions sur le réel et l’interaction avec le monde extérieur. Mon monde artistique se construit comme cela.

A.K. : Vous ne travaillez donc pas par séries ?

M.M. : Non, mon travail ne prend pas la forme d’une série. Mon questionnement relève justement de la perception du réel. Comment peut-on être vivant, artiste, rendre compte de ce que l’on est, de ce que l’on construit, en interaction avec l’extérieur. Comment construit-on le monde extérieur, je ne peux le formuler en une seule forme esthétique que représente pour moi la série. Je travaille sur des questionnements.

A.K. : Comment choisissez-vous les images ?

M.M. : J’ai une sorte de banque d’images. Certaines choses m’intéressent particulièrement. Par exemple, je photographie depuis longtemps des lits, des meubles, des éclairages… mais aussi toutes sortes d’éléments qui pendent au dessus de nos têtes, des « suspensions », qui sont plus que de simples objets pour moi, ce sont à la fois des choses qui me font rêver et qui sont très symboliques. Elles sont pour moi de l’ordre de l’allégorie. C’est une palette visuelle que je constitue depuis des années et dans laquelle, par moment, je puise des images. Dans le travail du montage cinématographique, on parlerait de “rushs” dans lesquels on viendrait puiser afin de constituer une suite. Ce sont des images en attente.Je ne travaille pas sur la nouveauté. Cela n’a aucun sens pour moi. Ce qui est montré est nouveau mais peut avoir été photographié plusieurs années auparavant. J’aime aussi reprendre des pièces déjà montrées dans une exposition et à partir d’elles, reformuler autre chose. Créer une sorte de trame qui tisserait des images entre elles, créerait des réseaux, et les réactiver dans des espaces différents. Je ne suis pas musicienne mais je trouve merveilleux que des gens puissent jouer de la musique ensemble. Il y a quelque chose de mystérieux pour moi dans ce moment là. Dans mon travail, je pense à cela, à la polyphonie des oeuvres entre elles. Parfois l’accrochage peut être dissonant et cette dissonance m’intéresse.

A.K. : Et vos couleurs ?

M.M. : J’aime les choses sourdes mais qui néanmoins restent persistantes, les couleurs qui donnent l’impression de venir du « dedans ». Rothko par exemple est important pour moi. Le moment du tirage est important pour moi afin de réapprécier les couleurs. J’utilise souvent un certain type de vert car cela me permet d’induire dans l’image une note aquatique, en suspension, une sorte d’immatérialité, qui fait que « ça flotte ».

A.K. : Vous allez exposer à partir de mars au Musée Berardo de Lisbonne ?

M.M. : Oui. Nous avons été cinq artistes présélectionnés pour cette exposition. Je vais montrer un travail que j’ai formulé lors d’une résidence à Sao Paulo en 2009 (lors d’une allocation de recherche et de séjour). Je suis partie trois mois. J’avais une idée diffuse de ce que je voulais faire là-bas et j’ai commencé à travailler sur plusieurs axes. Sao Paulo, c’est ma ville, j’y vais régulièrement. Je m’y trouve à l’aise, je commence à la connaître, j’y ai mes repères. Depuis un moment, un terme me faisait réfléchir : celui de « close up ». C’est à la fois un gros plan mais aussi un terme de magie. C’est le tour de passe-passe effectué très près des yeux, donc du coup, tellement proche que l’on ne voit pas l’illusion. C’est cette double perception qui m’intéresse. Le plan visuel très rapproché et la dimension magique de la réalité, de ce que l’oeil peut percevoir sans que l’on puisse en voir le “truc”. C’est de cette double relation au réel dont il s’agit dans mon travail. Sao Paulo est une ville en mouvement, d’agitations fébriles. On a rarement la distance nécessaire pour en saisir le sens. J’y ai réalisé des vidéos et des photos. J’ai travaillé sur l’activité des gens qui font des tours de magie, du spectacle, pour survivre. J’ai filmé en très gros plan des visages de jeunes adolescents lors de séances de jonglage. Le côté social est totalement hors champs pour n’en garder que des signes discrets mais néanmoins persistants. C’est un travail fait dans la ville mais qui n’apprend rien sur la ville. C’est une approche où finalement les choses ne peuvent pas « décrire » où l’on est ni ce qui s’y passe. J’utilise de gros amas végétaux, comme autant de paravents du regard. On croit qu’à travers ces photographies, on pourrait découvrir ou apprendre des choses sur la ville mais en fait on ne découvre rien de particulier. Il y a aussi des reflets de choses, des détails, des hors champs encore une fois.

A.K. : En quoi est importante pour vous la proposition d’exposition que vous avez imaginé pour le musée Berardo ?

M.M. : L’exposition du Musée Colecçao Berardo est particulière car je ne joue plus uniquement avec les codes esthétiques que j’avais l’habitude d’utiliser. Je présente un ensemble d’images réalisées dans des situations de prises de vues en extérieur. Je voulais établir une relation moins intimiste à la photographie, être beaucoup moins dans un univers particulier, intérieur. Ce que j’ai d’ailleurs toujours fait en filigrane. Travailler autrement, avec d’autres codes m’a permis de me demander ce qui était fondamental dans mon travail. Au-delà de l’effet formel ou de l’utilisation d’une esthétique quelconque, je me suis demandé finalement quel était le noyau de tout cela. Il ne s’agit finalement pas d’une rupture mais de retrouver ce qui est essentiel, et c’est toujours là. Je présente 16 photographies et une nouvelle installation video sonore.

A.K. : Pouvez-vous nous parler de vos vidéos ?

M.M. : Il y a deux choses qui techniquement sont différentes dans mes vidéos. Il y a des vidéos avec des installations interactives, où ce qui est montré dans un espace dépend beaucoup de la démarche du spectateur. Dans cette oeuvre active

renouvelée, il ne se passe jamais la même chose. Et le spectateur qui entre dans cet espace dit « d’art » porte une responsabilité par rapport à ce qu’il voit. Ce n’est pas une relation passive. Bien au contraire.

A.K. : Vous réalisez également une nouvelle vidéo pour un centre d’art de Lisbonne qui s’appelle Appleton Square?

M.M. : Oui, une autre installation vidéo qui sera montrée en avril prochain. Elle s’est élaborée autour du chant révolutionnaire portugais qui s’appelle Grândola. Cette installation intitulée Temporada (saison) tire son origine de ce thème musical qui fût si important pendant la Révolution des oeillets. J’ai filmé un musicien qui siffle juste le thème de Grandola. L’interactivité fait que ce chant est renouvelé, en quelque sorte rejoué par autant de personnes qui parcourent l’espace d’exposition. C’est une oeuvre qui a un positionnement directement politique mais il y a toujours beaucoup de rêveries, le fait de siffler par exemple… Le souffle, le vent qui poussait les caravelles vers les découvertes, est celui qui t’emporte pour découvrir de nouvelles choses. C’est aussi celui d’Adamastor, un personnage de Luis de Camoes, poète portugais du 16ème siècle, un Homère lusitanien, qui a décrit le passage du Cap de Bonne Espérance avec la rencontre d’Adamastor, le dieu des vents. Cette vidéo est bien sûre politique mais comme à chaque fois, ce qui m’importe ce sont les différents niveaux de perception.

Interview réalisée par Anne Kerner en décembre 2010.

Manuela Marques, Paris, fondation Gulbenkian, du 30/04 au 26/07/14

« Manuela Marques », Musée Colecçao Berardo, Prix BESPHOTO, Praça do Império, 1499 – 003 Lisbonne, Portugal. Tél: 351-213.3612400, du 14 Mars au 13 Juin 2011, www.museuberardo.com; Et en permanence galerie Appleton Square, rua Acacio Paiva nº27, 1700-004 Lisbonne, Tél. : 351 210 993 660.  www.appletonsquare.pt. (Images courtesy Manuela Marques, galerie Anne Barrault)

 
www.galerieannebarrault.com
Image, portrait de Manuela Marquez par Simon Thiebaut

Aparté, Manuela Marques,  Les Ateliers de l’Image / La Traverse, 28-38 rue Henri Tasso (entre le Quai du Port et la Place de Lenche) 13002 Marseille, 33 (0)4 91 90 46 76 – www.ateliers-image.fr / mediation@ateliers-image.fr. Du 17/05 au 23/06/12.

(@Manuela Marques, Courtesy Galerie Anne Barrault, Paris)