Évoquer brièvement les principales caractéristiques de l’œuvre de Jérôme Zonder permet de mieux saisir l’importance des tous récents développements de ses nouveaux travaux, montrés pour la première fois aujourd’hui à Bruxelles, à la Galerie Nathalie Obadia.

Interview de Jérôme Zonder lors de son exposition à la Maison Rouge. 

Exhibition view of "Garance", Galerie Nathalie Obadia, Brussels, Belgium, 2016

Exhibition view of “Garance”, Galerie Nathalie Obadia, Brussels, Belgium, 2016

Exhibition view of "Garance", Galerie Nathalie Obadia, Brussels, Belgium, 2016

Exhibition view of “Garance”, Galerie Nathalie Obadia, Brussels, Belgium, 2016

Exhibition view of "Garance", Galerie Nathalie Obadia, Brussels, Belgium, 2016

Exhibition view of “Garance”, Galerie Nathalie Obadia, Brussels, Belgium, 2016

Exhibition view of "Garance", Galerie Nathalie Obadia, Brussels, Belgium, 2016

Exhibition view of “Garance”, Galerie Nathalie Obadia, Brussels, Belgium, 2016

Exhibition view of "Garance", Galerie Nathalie Obadia, Brussels, Belgium, 2016

Exhibition view of “Garance”, Galerie Nathalie Obadia, Brussels, Belgium, 2016

Portrait de Garance 2 2015/2016 Pencil lead on paper 204,6 x 134,6 x 4 cm (80 1/2 x 53 x 1 5/8 in.)

Portrait de Garance 2, 2015/2016, Pencil lead on paper
204,6 x 134,6 x 4 cm (80 1/2 x 53 x 1 5/8 in.)

Portrait de Garance 8 2015/2016 Pencil lead and charcoal on fabric 75 x 76 x 3,5 cm (29 1/2 x 29 7/8 x 1 3/8 in.)

Portrait de Garance 8, 2015/2016, Pencil lead and charcoal on fabric
75 x 76 x 3,5 cm (29 1/2 x 29 7/8 x 1 3/8 in.)


“Certes, comme dans toutes ses expositions passées, c’est la virtuosité du dessinateur qui frappe dès l’abord les yeux et l’esprit du visiteur. La multiplicité des registres graphiques mis en œuvre dans des formats variés l’atteste. On l’a vu mettre en œuvre la ligne claire du monde de la bande-dessinée, le rendu matiériste des dessins réalisés par empreintes digitales, ou encore la facture photoréaliste dans certaines de ses grandes compositions. Mais ce qui caractérise sa manière propre, c’est bien plus la confrontation de ces multiples « écritures » dans un même espace.

Sur une même feuille de papier, Zonder procède sous forme de montage, confrontant différents régimes graphiques. La complexité créée n’en est que plus chargée de sens. Les motifs qu’il met au travail, emblématiques de la société des images dans laquelle nous baignons, parfois nous débattons, sont tour à tour empruntés aux comics, au cinéma gore, à Walt Disney, à ses propres photographies, à d’autres glanées dans des magazines ou encore aux documents visuels de la Shoah ou du génocide rwandais, matériaux qui étaient au cœur de ce qu’il présentait lors de sa rétrospective en 2015 à la Maison rouge, à Paris. Zonder n’a jamais eu de cesse de creuser cette stratigraphie des images, jamais terminée, toujours soumise à l’accumulation consumériste, jusqu’à la saturation. Il ne s’agit pas d’ordonner, encore moins de hiérarchiser. Ces opérations graphiques consistent bien plus à comprendre ce que les images nous font, comment les images nous font. Le sentiment d’immersion que procurait la dérive dans le parcours labyrinthique de la Maison rouge l’an passé signifiait cette omnipotence. Le graphite déposé au crayon ou encore au doigt par empreinte sur les cimaises procédait à une mise en abyme, développant le dessin dans l’espace tridimensionnel.
La gradation de l’intensité graphique ressentie au fil de la pérégrination du visiteur, la saturation des niveaux de gris et de noir montant crescendo, dédoublaient ce qui était littéralement à l’œuvre dans les dessins encadrés jalonnant le parcours. Le dessin s’en trouvait paradoxalement décadré. Zonder insistait là sur une problématique qui lui est chère : l’exploration des limites. Par exemple, en feignant parfois le réalisme le plus extrême, suivant une logique de la représentation illusionniste jusqu’à son point de rupture, l’artiste piège le regardeur, rendant peu claires les limites entre ce que l’on pense voir et ce qui est.

L’indistinction entre les choses, corollaire de la notion de limite, est partout au travail, engageant à repenser les dichotomies par trop simplistes par lesquelles on prétend régir le monde. Sans doute le tramage que Zonder met en œuvre entre des narrations fabriquées de toutes pièces et les résurgences iconiques récurrentes de l’histoire participent de ce procès. Ainsi de la série des Jeux d’enfants ou encore des effets saisissants résultant du voisinage aléatoire de ce qu’il nomme les Fruits, dessins de petits formats qui sont le matériau intermédiaire entre sa documentation première et ses compositions les plus complexes. On se voit là regarder. Par delà, on entrevoit que le regard est tout pétri d’arbitraire, de pré-requis qu’il faut conscientiser sans cesse, voire combattre, pour penser à nouveau frais. C’est pour cela que le dessinateur s’empare de l’iconographie de la violence. Il utilise la fascination pour cette dernière afin de la mieux déconstruire.

Avec les œuvres aujourd’hui présentées à l’exposition de Bruxelles, pour laquelle l’installation, comme à l’habitude longtemps mûrie dans l’esprit de Jérôme Zonder, crée une structure signifiante, l’artiste acte une nouvelle étape de son travail. Elle en constitue sans conteste un moment fort. L’œuvre s’ancre ici dans la verticalité des trois niveaux de la galerie. Les régimes graphiques se complexifient au fil de l’ascension. Son titre, Garance, n’est pas inconnu de celui qui connaît l’œuvre du dessinateur. Avec Baptiste et Pierre-François, Garance est l’une des trois protagonistes qui, en référence aux Enfants du Paradis de Marcel Carné, permet à Zonder de mettre en œuvre un « va-et-vient entre histoire et représentation », entre réel et fiction. Cher à l’artiste, le principe d’emboîtement est ici poussé à son comble.

Ces trois personnages, l’artiste les suit depuis déjà quelques années. Ils grandissent avec son dessin. Encore tous jeunes il y a peu, ils débordent l’adolescence pour peu à peu s’inscrire dans l’âge adulte. Garance devenue jeune femme, c’est aussi l’heure de la maturité du dessin. Zonder insiste sur le fait que cet épanouissement de son sujet est aussi le fruit d’une rencontre avec la photographe française et militante féministe Julia Javel, devenue son modèle. Cette altérité nécessaire a permis de régénérer Garance, répondant au désir de Zonder de dessiner le monde dans lequel nous vivons. Il assure qu’utiliser les possibilités narratives associées à un personnage, c’est ouvrir un espace de dessin, où réel et représentation travaillent de concert. Là aussi des formes d’indistinction mettent en jeu la notion de limite. Garance est une fiction dans le réel tout autant qu’elle mêle le réel à la fiction.

L’histoire de la jeune femme est en particulier celle de la recherche de l’identité, de sa construction et des paradoxes qui leur sont sous-jacents. La multiplication des images dans l’exposition, toutes liées à Garance, rappelle l’injonction sociétale selon laquelle ce sont ces dernières qui nous constituent comme individus. Les portraits photoréalistes du rez-de-chaussée donnent là un premier niveau de lecture. La question du point de vue et de sa relativité est d’emblée posée tant par les jeux d’échelle que par les variations graphiques sur l’épiderme de la feuille. Celles-ci font vaciller l’assurance que l’on avait de ce qu’on croyait avoir vu au premier abord. Dans les deux étages supérieurs, les choses se compliquent à souhait. Des brèches s’ouvrent. Collision des motifs, violence narrative et violence résultant des variations de support affolent l’appréhension. Ou plutôt sont-ce les œuvres qui affolent le regardeur. Les deux grands assemblages en structure de grilles réitèrent l’éclatement du plan cubiste tout en instruisant un véritable dynamisme à l’ensemble. L’effet cinématique est saisissant, amplifié par la résonance qu’entretiennent entre eux les différents régimes graphiques combinés avec les plages de noir ou de blanc, silence et bruit réunis. La grille unifie et fragmente simultanément. Elle récuse toute appréhension univoque des choses et restitue la cacophonie du monde, l’insaisissable flux du temps. À nouveau, on se voit voir, partiellement certes, mais activement.

Cette conscience d’être actif à l’image est savoureuse à l’heure de cette sorte de passivité qu’engendrent les fils d’actualités sur nos murs virtuels qui, uniformément, défilent de haut en bas. La même opération critique ressort des grands assemblages où Garance est dessinée au cœur des icônes qui la façonnent et qu’elle façonne, mêlant ses multiples avatars et sources d’inspiration. En combinant différents papiers, différents supports, différentes textures – l’artiste les qualifient de peaux – Zonder réaffirme l’impur dans toute sa positivité, contre le nivellement des images. Leur supposé dématérialisation sur le réseau est récusée par l’affirmation de la physicalité du dessin, qui inscrit le temps dans ses méandres et superpositions et fait office de repoussoir. Tout ceci en dépassement de ses travaux précédents. La violence n’est plus explicite. Elle est diffuse. De même, les trames narratives sont plus suggérées que contrôlées comme elles l’étaient auparavant. Le dessin prend le pas sur tout le reste. Il génère un continuum, qui par la chair du dessin, fait entrer en résonance la chair de l’artiste qui se fait geste, et celle du regardeur. Ça dessine plus que jamais dans son œuvre. Avec cette exposition, Jérôme Zonder pose à nouveaux frais la question de l’art comme image spéculaire du monde. Son dessin creuse le miroir dans lequel se réfléchit l’époque, celle de la trahison des images”.

Baptiste Brun,
critique d’art et enseignant-chercheur en histoire de l’art contemporain à l’Université Rennes 2 (Rennes, France).

————————————————

Né en 1974 à Paris, Jérôme Zonder vit et travaille à Paris.

Diplômé de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris en 2001, Jérôme Zonder développe depuis une quinzaine d’années une œuvre virtuose centrée sur le dessin. Réalisées essentiellement à la mine de plomb et au fusain, ses œuvres – souvent de très grands formats – suscitent à la fois admiration et effroi.

Dans son travail les références à Albrecht Dürer, Robert Crumb, Rembrandt, Philippe de Champaigne, Charles Burns et Otto Dix, ainsi qu’aux univers de Walt Disney et de Tintin se chevauchent pour composer des récits, souvent cruels : « La narration nous fait entrer dans le dessin, le corps seul nous retient à la surface. Dessiner pour moi, c’est sans cesse être entre distance et proximité, figuration et abstraction, attraction et répulsion ».

En 2014, Le Lieu unique à Nantes (France) lui consacrait sa première exposition personnelle institutionnelle. Au  printemps 2015, La Maison Rouge – Fondation Antoine-de-Galbert à Paris (France) l’invitait à imaginer une déambulation invitant le spectateur à pénétrer à l’intérieur même du dessin. Jérôme Zonder avait recouvert les sols et les murs de la fondation, établissant ainsi un cheminement, spatial et mental, à travers ses propres préoccupations.

Le jeune artiste français bénéficie d’une attention croissante sur la scène internationale depuis plusieurs années, comme le démontre son actuelle participation aux expositions « Prière de toucher – Le tactile dans l’art », au Museum Tinguely à Bâle (Suisse) et « Portrait de L’artiste en alter » au Frac Haute Normandie à Rouen (France). Toujours en 2016, trois expositions personnelles seront consacrées à Jérôme Zonder. Après sa première exposition à la Galerie Nathalie Obadia à Bruxelles, le Drawing Centre à Diepenheim (Pays-Bas) et la RAM Galleri à Oslo (Norvège) lui dédieront également une exposition.

Jérôme Zonder

Garance, galerie Nathalie Obadia, Charles Decoster, Bruxelles.

Du 13/04 au 21/05/2016