Première grande exposition monographique de l’artiste  autrichienne Michaela Spiegel à Paris depuis 2008, PRISES DE VUE présente un travail d’exception, réalisé pendant ces deux dernières années dans le grand atelier de Spiegel au Laboratoire du Néoféminisme.

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L’artiste a réalisé un ensemble de très grands dessins à partir de captures d’écran de classiques du film érotique ou pornographique soft du siècle dernier ( L’Empire des sens, Fatale, 9 semaines et demie, Emmanuelle…).

Ces PRISES DE VUE, selon l’artiste elle-même, se focalisent sur les visages des « capturées », des actrices jouissantes, des actrices « prises de vue ». Selon Michaela Spiegel, ‘Ces visages laissent présager de mondes sombres entre sommeil, hypnose, extase et mort. Eblouies par leur propre plaisir, les paupières alourdies par la « petite  mort », les lèvres semi-ouvertes,  ces femmes nous parlent d’exaltation et avouent satisfaction muette. » Se joignent à ces dessins une série plus petite de crus de femme – eux aussi tirés de films historiques comme Psycho. Enfin, trois vidéos rappellent des destins de femmes d’exception, à la fois incarnées  et filmées par Spiegel elle-même : Marie Bonaparte, Gala Dali et Anna Freud.

Les grandes œuvres, après transfert de la capture d’écran sur papier coréen fait main, sont dessinées avec des craies pastel sec noir et blanc et réalisées avec une virtuosité qui peut faire penser à la photographie. La photographie, cette manière de « prendre de vue » qui élit un instant : ici l’extase. Une manière, entre dessin et prise de vue, qui a retenu l’attention de Régis Durand, spécialiste de la photographie et commissaire invité de l’exposition.

PRISES DE VUE : ce titre  semble pointer clairement en direction de  l’image mécanique, photographie ou cinéma, comme l’indique d’ailleurs la légende générique de ces tableaux (« Pastel sec sur capture d’écran transférée sur papier coréen »). En même temps, la légende indique non moins clairement l’importance du rôle de la main, dans cette opération de transfert sur un support qui lui aussi évoque la richesse du fait main (le papier coréen). Nous sommes donc à la conjonction de trois sources, le cinéma, la photographie, et le dessin, conjonction qui est monnaie courante aujourd’hui dans le traitement des images qui existent de plus en plus rarement à l’état « pur ».

Mais ce qui compte aussi, et peut-être surtout, c’est le fait que ces considérations techniques sont mises au service  d’une exploration, d’un champ de recherche qui concerne le corps dans tous ses états, y compris celui de son absence apparente.  C’est ce que laissent entendre des termes tels que « capture », ou « prise », qui inscrivent ses œuvres dans un jeu du désir et de la jouissance.  Comme toujours chez Michaela Spiegel, le choix d’un procédé ou d’un médium est dicté par l’objet de la recherche. Ici, comme on va le voir, l’enchevêtrement de différentes temporalités sera mis au service d’une expérience, la jouissance féminine, difficile à saisir sous une forme simple.

« Au départ », il y a bien une première tentative pour isoler un phénomène, par le biais d’un arrêt sur image dans le défilement de divers films érotiques « softs ». Isolée et transférée sur papier, cette image fournira la base d’une recréation sous la forme d’un dessin au pastel sec – une recréation plutôt qu’un transfert, car cette opération n’a rien de mécanique. Le tableau que nous regardons est inclassable, car il porte la marque des différentes opérations qui lui ont donné naissance, dont il condense les énergies spécifiques à chacune. Celle du film, d’abord : les visages des actrices nous sont parfois familiers, mais surtout ils appartiennent sans conteste à l’univers visuel du cinéma. Ce n’est pas que la photographie ne connaisse pas le gros plan : il suffit de penser au admirables portraits de Helmar Lerski, par exemple, ou encore aux fameux « Visages photographiés de près » de Witkiewicz. Mais Lerski, justement, venait de l’univers du cinéma, et tentait, par le seul jeu de l’éclairage et du cadrage, d’en retrouver la plasticité. Et Witkiewicz, proche lui aussi du cinéma et du théâtre, faisait des visages des masques qui devenaient acteurs dans de petites saynètes.

Mais en regardant les tableaux de Michaela Spiegel, nous ne pensons pas nécessairement « gros plan ». Nous pensons davantage, me semble-t-il, à des notions telles que «  durée » et «  récit », indissociables de l’univers filmique. Nous sommes devant des arrêts de ces flux temporels, arrêts qui créent une très forte tension au travers de l’opération que l’on appellera « photographique », et qui consiste à prélever dans le continu filmique une image seule. Ce coup d’arrêt est un paradoxe, car il vise à réinscrire dans une durée quelque chose dont il vient en même temps de l’extraire. C’est ce que Patrice Chéreau a admirablement décrit sous le nom de modification : « Celle des visages, celle des corps, dans l’érotisme ou la tension, le va-et-vient entre les deux, tout cela justement qui ne se laisse pas enfermer dans une image, mais qui s’installe dans une durée. Saisir cette durée au travail : comment se modifie une idée, une pensée, un sentiment qui naît, un autre qui meurt et s’étiole, quelque chose à l’intérieur qui dévore et qui brûle et se lit sur le visage, que la caméra voit aussitôt – ou le spectateur–, une rédemption, tout ce qui passe par la tête des hommes et qui serait le sujet de mes récits et du travail que je fais avec les acteurs : la modification. ». Extrait du texte de Régis Durand, commissaire de l’exposition.

Michaela Spiegel, Galerie Vanessa Quang, 17, rue des Filles du Calvaire, 75003 Paris. Jusqu’au 06/01/15. 

(Images de haut en bas : 9 SEMAINES ET DEMI, 1986, Kim Basinger, de Adrian Lyne, 9 semaines et demie, Série PRISES DE VUE, 2013 – 2014, Pastel sec sur papier 162 x 232 cm; EMMANUELLE, 1974, Sylvia Kristel, de Just Jaeckin, Emmanuelle, Série PRISES DE VUE, 2013 – 2014, Pastel sec sur papier; EMMANUELLE, 1974, Sylvia Kristel, de Just Jaeckin, Emmanuelle, Série PRISES DE VUE, 2013 – 2014, Pastel sec sur papier.)